De la dette publique vue comme pollution, chapitre 1
De la dette publique
vue comme pollution, chapitre 1
Par Bruno Lemaire, économiste
La dette publique, une
pollution ?
Cette façon apparemment extrême
de caractériser la dette publique (voire privée) m’est venue à la lecture de
Adair Turner « Between debt and the devil » qui utilise cette
expression au début de son ouvrage.
Le but de la présente note est
non seulement de justifier cette locution mais, plus encore, de montrer que ce
qui est célébré comme l’indicateur le plus significatif de la bonne santé d’une
économie – à savoir le PIB – qui n’est autre que la somme des dépenses d’un
pays donné au cours d’un exercice annuel – est une monstruosité sans nom qui peut conduire aux pires dérèglements, au
détriment du bien commun.
Le PIB, un indicateur fallacieux, voire monstrueux, et la dette, une
abomination ?
Pour la petite histoire, vu ma
culture économique initiale, proche de celle de Joan Robinson,
marxo-keynésienne ou keynesiomarxienne, il m’a fallu quelque temps (une
quarantaine d’années) pour arriver à cette double conclusion : toute dette (bancaire) est dangereuse,
voire à bannir, et considérer que le PIB
est un bon indicateur de la santé économique d’un pays est au mieux une
erreur, et au pire une faute.
C’est ce que nous allons essayer
maintenant de montrer, tout en rejetant de même la vision idyllique de certains
libéraux et ultra-libéraux faisant du ou des marchés le deus ex machina ultime,
à nul autre pareil. Pour ce faire, nous allons
aborder une question, d’apparence délicate, mais que nous croyons possible de
simplifier, sans la dénaturer à outrance, à savoir la monnaie.
Parlons monnaie.
Plutôt que de remonter à Aristote
pour tenter de définir ce concept, reprenons simplement à ce sujet un sous-ensemble
de la méthode dite de questionnement, le fameux qui, quoi, comment, pourquoi et combien
Les banques (un qui) « créent » la monnaie (le quoi)
en mettant à disposition cette monnaie auprès des emprunteurs (autre qui)
par la création (le comment), ou l’inscription simultanée, d’une
créance et d’une dette. (cf. Marc Dugois http://www.surlasociete.com/pourquoi-les-banques-vont-elles-mal) (Remarque rajoutée le 08/11/2011: A peu près le même système au Royaume Uni )
Dans cette approche de la monnaie,
ce qui est dit implicitement, mais que nous allons développer, est le « pourquoi » (pour
« satisfaire » aux besoins de l’emprunteur et sans doute aussi à
l’intérêt du créancier). Mais ce qui n’est pas abordé, et ce qui est pourtant
essentiel, est le « combien ».
Quelle quantité de monnaie, celle qui fait grossir de façon égale et simultanée
le bilan de la banque prêteuse, et créancière, doit-elle être émise, ou
« créée » ? On comprend
bien que l’on ne peut pas créer « n’importe quelle quantité », et
qu’il y a sans doute aussi des questions à se poser sur le
« pourquoi » de cette émission monétaire.
Une critique classique, que nous
pourrions reprendre à notre compte, est de dire que « trop » de
création monétaire, « trop » de monnaie émise, est une mauvaise
chose, mais en rester là n’apporterait pas grand-chose à la réflexion, et
encore moins à un éventuel débat.
Tout emprunt ne crée pas de monnaie, mais un prêt bancaire, si.
Si M. Dupont demande à son amie,
Mle Dubois de lui prêter 1000 euros quelque temps, la masse monétaire en
circulation ne change pas, Sieur Dupont a plus de liquidités à sa disposition,
Dame Dubois en a moins, c’est tout. Il en va de même quand une entreprise
devrait s’acquitter d’une facture vis-à-vis d’un de ses fournisseurs, ou quand un
client demande un délai de paiement. Que ce soit un crédit fournisseur ou un
paiement en retard, là encore, aucune modification de la masse monétaire ne
s’est produite. Il en va tout autrement quand un prêt est demandé à une banque,
et qu’un emprunt bancaire est accordé : il y a création de monnaie. C’est la
quantité créée, et parfois détruite, qu’il convient donc d’étudier.
Trop de monnaie, ou pas ?
Globalement, si la monnaie
« en circulation » (sous forme de billets – ce que seule la banque
centrale peut faire – ou sous la forme de simples inscriptions informatiques)
fluctue, les émissions de monnaie sont globalement supérieures aux
suppressions, ce qui est une autre façon de dire que la « quantité »
de monnaie augmente globalement. Mais comment peut-on juger de la qualité, ou
même de la nécessité, de cette augmentation de monnaie.
Emprunt et prêt bancaire, dans quel but ?
Revenons quelques instants au
« pourquoi » de ce prêt, de cette créance en nous intéressant au
« qui » emprunteur (sachant que le « qui » créancier ne
sera pas abordé ici)
Un emprunteur a
« besoin » de monnaie « nouvelle » pour deux raisons
principales, pour l’achat d’un « bien durable » (qu’on appelle
souvent, à tort ou à raison, un « investissement ») ou pour l’achat
d’un « bien ou service à durée limitée » ou consommation immédiate.
En contre-partie, ou « garantie »
de ce prêt (prêt qui figurera au passif de la banque, la contrepartie étant
inscrite à l’actif de cette même banque) deux cas peuvent se présenter.
L’emprunteur peut apporter un « gage » réel, par exemple un bien
immobilier déjà existant, ou des actions ou des obligations (actifs financiers),
une caution d’un parent ou ami (caution elle-même gagée sur une richesse
existante réellement). Mais l’emprunteur peut aussi offrir comme
« garantie » (plus ou moins solide) une simple perspective d’enrichissement
futur permettant un remboursement effectif, sans « saisie » de
l’éventuelle caution ou gage en cas de non remboursement.
Toute dette (auprès d’une banque) crée de la monnaie, tout
remboursement la diminue.
Un prêt bancaire, comme tout
prêt, est censé être remboursé, et de la même façon qu’un prêt bancaire accordé
est associé à une création monétaire, le remboursement d’un prêt bancaire va
entraîner une diminution correspondante de la monnaie en circulation. La simple
existence d’une masse monétaire augmentant globalement montre cependant qu’au
cours du temps il y a plus de prêts bancaires que de remboursements. Ce constat
est un simple fait, à chacun d’en déduire d’éventuelles conséquences.
Il est certain que si les prêts
bancaires n’existaient pas, un prêt ne pourrait se faire, nous l’avons entrevu précédemment,
qu’entre deux types d’agents économiques, d’un côté les épargnants ayant un
excédent de liquidités, de l’autre les emprunteurs ayant un besoin de
liquidités, soit pour « investir » soit pour « consommer ».
Cela se ferait alors à masse monétaire constante, les banques n’ayant pour seul
rôle qu’un rôle de gestionnaire et d’intermédiaire, mettant en relation ces
deux types d’agents.
Mais les prêts bancaires ont peu
à voir avec ces relations équilibrées
qui, en fait, ne concerneraient que l’économie réelle. Les prêts bancaires, et
les remboursements éventuels ultérieurs, se caractérisent toujours par des relations non équilibrées se
concrétisant par une modification du bilan de la banque créditrice (ce que l’on
voit aussi, au plus haut niveau, lorsque la banque centrale émet une nouvelle
monnaie centrale contre des reconnaissances de dettes des banques commerciales
de second rang).
Et, à l’intérieur de ces prêts
bancaires il y a là encore, nous l’avons vu plus haut, deux catégories très différentes
de prêts.
Deux catégories de prêts bancaires.
En synthétisant et en utilisant un langage un peu
vieillot, on pourrait dire que l’emprunt
bancaire réalisé est soit un prêt
sur gages soit un prêt sur espérance(s).
Même si le résultat semble être le même : de la nouvelle monnaie a été
émise, les conséquences en sont extrêmement différentes.
Dans le premier cas, on a
simplement remplacé une richesse par une autre, ou une richesse par un signe de
richesse équivalent. On a rendu
« liquide » un actif réel, déjà existant.
Dans le deuxième cas, un signe
réel de richesse : la nouvelle monnaie, a été rendu équivalent,
potentiellement, virtuellement, à une richesse qui n’existe pas, et qui
pourrait ne jamais exister.
Certes, dans les deux cas, le
bilan de la banque créancière a augmenté. Mais dans le cas du prêt sur gages,
aux intérêts près, l’équilibre de richesses entre le créancier et l’emprunteur
n’a pas changé : le créditeur a échangé une richesse matérielle, réelle,
contre une richesse monétaire.
Dans le deuxième cas, l’échange est inégal :
l’emprunteur échange sa richesse future éventuelle contre une richesse
monétaire actuelle. Le banquier (toujours aux intérêts près) échange une
richesse monétaire (qu’il vient de créer, certes) contre une reconnaissance de
dette gagée sur l’avenir, donc tout à fait virtuelle.
Les banquiers, des philanthropes ?
Bien entendu, si le système
bancaire fonctionnait par philanthropie, cela se saurait, même dans le cas où
le prêt est consenti sur simples espérances. Tant que le taux d’intérêt demandé
est supérieur au taux d’inflation, et tant que les intérêts sont réellement
payés par l’emprunteur, tout se passe bien. Mais si l’emprunteur ne peut plus
honorer ses engagements, cela impliquerait que la créance à son actif diminue de
valeur. Le bilan de la banque deviendrait déséquilibré, ce qui imposerait alors
qu’une perte équivalente à la diminution de la valeur de son actif soit
inscrite à son passif par le biais d’une diminution de ses capitaux propres,
s’ils existent encore.
Bien au-delà d’une simple règle comptable !
De fait, cette diminution du
bilan signifierait que la pseudo
richesse créée lors de l’émission monétaire originale était au moins partiellement
factice. Et ce ne sont généralement pas les banquiers, par solidarité du
système bancaire, ou grâce à des interventions des autorités de tutelle
étatique, qui en seront les principales victimes.
Même si, parfois, ils peuvent en payer les conséquences.
Il faut bien parfois « rassurer
le bon peuple », comme lors de la déconfiture de Lehman Brothers, surtout
lorsque cela profite à des concurrents plus puissants encore.
Cela étant, à côté de ces jeux
d’écriture, ou d’un appel aux actionnaires de la banque mise ainsi en
difficulté, voire de l’état – donc du contribuable – lui-même, il y a plus
grave encore
Des conséquences inflationnistes potentiellement gravissimes.
Le plus grave, car le plus
souvent ignoré, est que toute émission monétaire qui ne s’appuie pas sur un
véritable échange entre un bien réel (matériel ou non, mais tangible) et un
montant monétaire équivalent est inflationniste.
De fait, si nous opposons la
sphère réelle et la sphère monétaire, lorsqu’il y a prêt avec gage, tout se
passe comme si une partie de la sphère réelle était congelée et remplacée par
une partie équivalente de la sphère monétaire. Echange égal,
à un instant donné, mais la richesse globale ne change pas, et donc la valeur
de la monnaie ne change pas non plus. Dit plus abruptement, l’émission monétaire n’a pas eu d’impact
sur les patrimoines (réels,
financiers, monétaires) relatifs.
Au contraire, lorsqu’une émission
monétaire a lieu sans stériliser, ou congeler, ou bloquer, une partie
équivalente d’une richesse déjà existante, l’équilibre général est rompu
entre la sphère « matérielle » et la sphère « monétaire ».
Des conséquences concrètes de deux ordres.
Les détenteurs de monnaie
« ancienne » vont voir leur richesse relative diminuer vis-à-vis de
ceux qui disposent, « sans mérite » autre qu’un mérite virtuel, d’une
nouvelle quantité d’argent. Les « emprunteurs » sans gage réel sont
donc relativement avantagés vis-à-vis des simples « épargnants monétaires».
Ce peut être un bien, ou un mal, mais c’est un fait qui n’est en règle générale
jamais abordé.
Les possesseurs de biens
physiques (immobiliers ou industriels) vont voir la valeur relative de leur patrimoine
réel, non monétaire, augmenter, la valeur de la monnaie nouvelle diminuant. Là encore, que ce
soit un bien ou un mal, c’est une réalité.
Toute inflation n’est pas néfaste, mais toujours risquée.
Toute émission monétaire, sans
contrepartie réelle et non virtuelle, est donc potentiellement inflationniste,
au sens où les prix des biens déjà existants vont arithmétiquement augmenter.
Bien entendu, si cette émission monétaire est destinée à permettre de vraies
créations d’emplois utiles, et donc une augmentation de biens ou de services
réellement destinés à améliorer le bien commun, cette augmentation peut être
justifiée, voire encouragée.
Mais quand ce sont des banques
commerciales qui émettent cette monnaie supplémentaire, on peut s’interroger
sur la motivation de ces prêts nouveaux, presque uniquement destinés à des
intérêts privés plutôt qu’au bien commun.
Après avoir vu qu’une émission
monétaire gagée sur de simples promesses ne pouvait que détruire tout éventuel
équilibre « statique » entre les divers « agents économiques »,
et cette destruction se faisant rarement pour le « bien commun »
puisque les prêts bancaires sont accordés essentiellement en vue d’intérêts
privés, voyons maintenant si elle peut profiter, de façon dynamique, à l’économie
réelle, celle des entreprises, des salariés et des consommateurs, et pas
seulement au profit, ou aux dépense, de l’économie financière.
Ce sera l’objet de notre deuxième
partie, dans laquelle nous aborderons l’impact des dettes, publiques ou
privées, sur le PIB, prétendument indicateur de la richesse réelle d’une
nation.
A suivre ...
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