OffreEtDemande_OeufOuPoule
Offre et demande, le syndrome de l’œuf et de la poule
(Bruno
Lemaire, extrait de « Eléments d’Economie Politique », livre à
paraître)
Les experts s’interrogent souvent sur ce qui devrait être le
plus important en économie, l’Offre ou la Demande. C’est un peu comme se
demander ce qui est le plus important, l’œuf ou la poule. Sans poule, pas de
nouveaux œufs, et sans œufs, pas de poules, les poules ne vivant pas éternellement.
Ceux qui pensent que seule compte la Demande semblent
oublier que, sans Production, on ne peut rien acheter, même avec de l’agent ‘magique’,
comme le roi Midas l’a appris à ses dépens (l’or ne se mange pas), et comme Emmanuel
Macron a pourtant réussi à le faire croire à bon nombre de français.
A l’inverse, l’Afrique du Sud vient aussi de l’apprendre, ce
n’est pas suffisant de produire des oranges, si elles pourrissent dans des
entrepôts, faut il encore qu’il y ait une demande.
En fait, sans revenir à la préhistoire, et à la période
chasse-cueillette, dans laquelle on mangeait ce que l’on trouvait, période
illustrée parfaitement par la légende du chasseur Cain et de son frère Abel, ou
encore celle d’Esau et de Jacob, il y a toujours eu une opposition entre deux
sortes de processus de « production ».
Le premier processus, celui de chasse-cueillette, qui
confond presque la partie production avec la partie demande, est beaucoup plus
court, s’il est couronné de succès. Le chasseur abat un animal, fourni « gratuitement »
par la nature, le cueilleur attrape des fruits dans les arbres, fruits eux
aussi fournis par la nature. Le « chasseur » est souvent représenté
comme un être plus fruste, comme si le travail qu’il réalisait demandait moins
de réflexion ou de préparation. On pourrait sans doute dire la même chose du cueilleur,
car cette activité, qui pouvait être effectuée par des femmes, ne demande ni
plus ni moins de réflexion ou d’attention.
Le deuxième processus, lui aussi très ancien, mais un peu
moins primitif, est celui de l’élevage et de la culture. On ne compte plus essentiellement
sur la nature pour fournir du bétail ou des fruits ou plantes comestibles, on
va s’efforcer de planifier les périodes de production, ce qui demande aussi de séparer
davantage la partie Production de la partie Demande.
Cette séparation va aussi donner lieu à une nouvelle
activité, l’organisation des échanges, afin de rapprocher les
producteurs des « consommateurs ». Cette activité, ce sera le commerce,
que seuls des régions ou des pays ayant dépassé le simple stade de « chasse-cueillette »
pouvait initier. Cet échange, rendue ‘techniquement’ possible du fait que
certains produits n’exigeaient pas une consommation ou une utilisation immédiate
(viande séchée ou fumée, conservée grâce à l’utilisation du feu ou du sel,
silex servant d’outils, …), fut aussi rendue utile par le fait que les régions
se livrant à des échanges avaient dépassé le seul seuil de subsistance.
Bien entendu, entre deux régions éloignées, les échanges n’étaient
qu’épisodiques, et c’est au sujet de ces échanges qu’est venue la légende du
troc qui aurait précédé la monnaie.
En fait, à l’intérieur d’une même région, dont les différents
« processus » de production et les compétence de chacun étaient
connus de tous, le troc n’a jamais vraiment existé. Le meunier n’a jamais
échangé, sauf occasionnellement, sa
farine avec du pain, et le boulanger n’a jamais échangé avec son voisin tisseur
du pain contre du tissu. De fait, on date le plus souvent l’invention de la
monnaie de l’époque sumérienne, 3 ou 4 millénaires avant J.C., simultanément à
l’invention de l’écriture et aux débuts de la comptabilité. Chaque ‘producteur’
notait sa production en excès, chaque ‘consommateur’ notait ce qu’il avait
consommé (même si 90% de la production était auto-consommée, seul le « surplus »
était échangé, ou fourni en offrande aux dieux, ou aux grands prêtres qui les
représentaient).
Précisons aussi, à ce sujet, qu’en cette période les zones
de vie et de production-consommation étaient très disséminées. Elles n’étaient
parfois constituées que d’un habitat rassemblant au maximum quelques familles,
parfois 2 ou 3 dizaines, et l’auto-production et les échanges internes étaient
la règle, plutôt que l’exception. On évalue à cette époque, 3 ou 4000 ans avant
J.C. la population mondiale à 120 millions d’individus, contre 250 millions à l’époque
du Christ (dont 45 millions au Moyen-Orient, le « croissant fertile »
méritant bien son nom : Perse, Sumer, Babylone, Phénicie, Egypte ayant été
les sièges d’une civilisation déjà florissante dont les vestiges font partie
des plus grandes merveilles du monde)
Il est à penser qu’indépendamment de ce Moyen-Orient, la
Chine et la Corée ont aussi été le site d’une économie ayant déjà dépassé elle
aussi le stade de la simple subsistance,
au contraire du Japon, qui semble presque désert à cette époque.
Quoiqu’il en soit, il est certain qu’en ces temps lointains,
on ne se préoccupait guère des prévisions de croissance et de savoir si la
Demande allait être au rendez vous de la Production. On peut penser, cependant,
que les premières techniques d’agriculture et d’élevage sont nés entre la
Mésopotamie, l’actuel Irak, et l’Anatolie, l’actuelle Turquie, les premiers
transports de marchandise par bateaux ayant été l’oeuvre des Phéniciens, qui
ont créé, entre autres, la fameuse Carthage, longtemps rivale de Rome avant la
série des trois guères puniques, perdues toutes par Carthage. Les écoliers savent
sans doute encore que la deuxième guerre punique a vu la victoire éclatante de
Scipion l’Africain et que la troisième et dernière a donné lieu à la défaite
irrémédiable de Carthage illustrant la maxime prêtée à Caton : « Delenda
es Carthago ».
En fait Rome et Carthage se disputaient la main mise sur la
partie Ouest de la Méditerranée, ainsi que sur l’Espagne. La défaite de Carthage
marqua le début de la « Pax Romana », « paix » qui dura
plusieurs siècles avant que des invasions « barbares » ne mettent fin
à l’emprise de Rome à la fois sur tout le pourtour méditerranéen et sur ce que
l’on appellerait de nos jours l’Europe Occidentale, si l’on excepte les terres scandinaves
et la grande Bretagne.
Pour en revenir à cette première confrontation entre Offre
et Demande, et en guise de conclusion provisoire, notons donc que trois
conditions sont essentielles pour que le commerce représente une partie
significative de l’activité des hommes.
Il faut tout d’abord qu’il y ait une possibilité d’échanges, ce qui exige que le
statut de simple subsistance soit dépassé (et/ou que chaque partie échangiste
trouve plus intéressant d’échanger une partie de sa production que de la
consommer elle-même) .Il faut aussi que
les échangeurs potentiels sachent que d’autres produits que les leurs existent.
Il faut enfin que la confiance existe, soit entre les deux parties prenantes,
soit par l’intermédiaire d’un tiers, qu’on appellera pour cela tiers de
confiance.
De fait, les échanges, même s’ils sont techniquement
possibles, reposent sur la confiance. Si la confiance, justifiée ou non, n’existe
plus, les échanges ne pourront avoir lieu de façon civilisée, ce sera par la
force que l’on s’emparera de telle ou telle production, de telle ou telle « Offre »,
on ne pourra même plus parler d’échanges. Nul besoin de remonter à l’antiquité
pour en juger. Lorsque la Russie vend du gaz contre des paiements libellés en pétrole,
et que cette monnaie est gelée sous prétexte de sanctions, justifiées ou non,
chacun peut comprendre que les échanges ne sont plus possibles à ce niveau. On
peut même aller plus loin. C’est l’ensemble du commerce mondial qui est ainsi
menacé, en particulier pour les paiements à terme. Si l’acheteur, donc le côté
Demande, n’est pas contraint de payer au vendeur, c’est-à-dire au côté Offre,
ce qu’il lui doit, et ce dans des prix et dans des délais fixés à l’avance, plus
aucune vente, plus aucun échange ne pourra se faire sans qu’il y ait une
contrepartie immédiate. On ne vendra plus du gaz contre de futurs dollars, mais
du gaz contre des armes, ou du blé, et ce, sans aucun délai, de façon simultanée. Certains
voudraient y voir le retour du troc, plus ou moins mythique, mais qui ne peut
exister que parce que les parties échangistes ne se font plus confiance, ou parce
que le tiers de confiance n’existe pas, ou n’existe plus.
Sans arriver à des situations aussi extrêmes, il est clair que la hausse des prix, plus communément appelée inflation, est un facteur déstabilisateur des échanges. Si vous vendez un produit estimé à un million d’euros, que l’acheteur s’engage à payer dans un délai d’un mois, le million perçu dans un mois sera déprécié relativement au million du jour de la vente. Ce n’est plus nécessairement, ici, la perte de confiance entre le vendeur et l’acheteur, mais la perte de confiance dans le vecteur intermédiaire d’échange, à savoir la monnaie. Là encore, le vendeur, l’Offreur, voudra raccourcir les délais de paiement, voire obtenir immédiatement, en contrepartie, un bien ou un service qu’il estimera être de même valeur.
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