No limit Money


par Bruno Lemaire, ancien doyen associé d’HEC, lesamoureuxdelafrance2020.fr

Un déluge de monnaie, invention diabolique ou manne divine.

Les milliers de milliards, de dollars ou d’euros, injectés par la Réserve Fédérale US ou la Banque Centrale européenne, ne semblent pas perturber grand monde !

Q. Pourquoi pas, après tout c’est ce que font les banques centrales depuis des années…
Certes, mais jusqu’à présent ces injections monétaires se montaient à quelques centaines de milliards, entre 50 et 80 milliards mensuels pour la BCE entre mars 2015 et décembre 2018. L’ordre de grandeur actuel n’est plus le même, entre 2500 milliards sur 4 ans et 1500 milliards, et peut être davantage, sur 3 mois.

Q. Il fallait bien couvrir les manques à gagner liés au Covid_19, on parle de 10% du PIB.
Effectivement, la baisse d’activités due au confinement et à la peur instillée par la pandémie a mis à l’arrêt de nombreuses entreprises et organisations, et on peut même penser que la baisse du PIB sera plus importante encore.

Q. Et vous critiquez le fait de tenter de venir en aide à ces entreprises et à leurs salariés ?
Pas du tout, je pense simplement que l’on oublie deux faits essentiels : le PIB représente l’ensemble des dépenses d’un pays, et la monnaie ne peut être assimilée à un chiffon de papier ou à des lignes écrites sur un fichier d’ordinateur.

Q. Je ne suis pas sûr de comprendre.
Si les dépenses diminuent, il serait peut-être temps d’en profiter pour les analyser, sans oublier, évidemment, que les dépenses des uns sont aussi les revenus des autres, même si Keynes a voulu inverser cette logique, ce que font d’ailleurs nos prétendus experts monétaires

Q. Heu, je suis un peu perdu.
Au lieu de distribuer des revenus APRÈS que le travail ait été effectué, et reconnu valide, comme lorsque l’on vend un bien ou un service à quelqu’un qui a travaillé pour disposer de l’argent nécessaire, Keynes proposait, sous prétexte de grands travaux, de payer les chômeurs AVANT.

Q. Ces travaux consistant à creuser des trous avant de les reboucher, ou de brûler des masques avant d’en refabriquer.
On peut dire cela, même si ce n’est pas si caricatural. Mais l’idée est bien là, on dépense avant de gagner, on récolte avant de semer

Q. On ne va quand même pas laisser les chômeurs sans ressources.
Les ressources, il y en a s'il s'agit de financer les investissements, ou le manque de ressources de certains, par l’argent qui a été gagné précédemment, et non encore dépensé. Il y a actuellement sur les comptes à vue des particuliers, 1200 milliards d’euros, et 1600 milliards en assurance-retraite.
Cet argent, qui « dort » pour le moment, cela s’appelle l’épargne, qui est d’ailleurs censée contribuer à l’équilibre macroéconomique, par la fameuse équation : I = S, S pour « Savings », ou Epargne.

Q. Et cette épargne ne sert plus comme elle devrait, avec Epargne = Investissement ?
Non, puisque l’on rajoute à S, qui correspondrait au travail effectif, reconnu comme utile, de l’argent nouveau, que certains appellent monnaie de singe, ou fausse monnaie, qu’elle soit légale ou non, et l’on aboutit ainsi à : S plus «Monnaie Supplémentaire» = I, ce qui permet toutes les folies actuelles, comme si cette Monnaie Supplémentaire était le Saint Graal, en oubliant que si I (les dépenses hors consommation) est plus grand que S (la non-consommation), on va immanquablement à la catastrophe, c'est à dire à un surcroît de dettes

Q. Qu’aurait-il fallu faire alors ?
Il faudrait revenir à une évidence de bon sens, oubliée depuis bien longtemps par nos experts, à savoir qu’on ne peut dépenser plus que ce que l’on a gagné, cette évidence, c’est la loi de Say, un économiste du XIXème siècle raillé par la plupart des économistes qui lui ont succédé, loi qui dit simplement que les dépenses des uns sont les revenus des autres, mais que l’implication logique et temporelle de cette loi va d’abord dans le sens qu’on ne peut dépenser que ce que l’on a produit et pour lequel on a été rémunéré.

Q. Je veux bien vous croire, mais que faire alors ? Peut-on compenser le manque à gagner de 250 à 300 milliards d’euros pour la France autrement qu’en utilisant de la « monnaie de singe » ?
J’ai envie de vous retourner la question. D’après vous, que va-t-il se passer si la banque centrale émet 300 milliards, sans pour autant que la production 'utile' et décrétée comme telle ait repris.

Q. Heu, je ne sais pas trop, je suppose que cela va être distribué, nous aurons tous plus d’argent ?
Je vais vous répondre par l’absurde. S’il suffisait d’émettre plus d’argent pour que nous soyons tous plus riches, on se demande bien pourquoi les banques, en particulier la banque centrale, ne le fait pas plus souvent. Il doit quand même y avoir un inconvénient.

Q. Je suppose que cela va augmenter les prix, même s’il paraît que non.
De fait, en dépit des 2500 milliards injectés par la BCE entre 2015 et 2018 les prix semblent avoir peu augmenté, pour une raison bien simple, certains prix ne sont pas mesurés, ou ne font pas partie, en France, de l’indice des prix affiché par l’INSEE. C’est le cas en particulier de l’immobilier.
De fait le loyer n’est pris en compte que pour 6% de l’indice, alors qu’il représente bien plus que cela pour les locataires, la moitié des Français. Mais ce n’est peut-être pas le plus grave.

Q. C’est-à-dire ?
L’argent ainsi injecté si généreusement va essentiellement profiter aux plus riches, soit à ceux qui ont des actions, dont la valeur a quasiment augmenté de 40% pendant cette même période, soit aux propriétaires immobiliers, puisque la valeur de leur patrimoine a beaucoup augmenté.

Q. En fait, l’argent va à l’argent, que cet argent soit « monnaie de singe » ou plus authentique, car gagé sur le travail?
On peut même préciser que si cette nouvelle monnaie est essentiellement injectée hors de l’économie réelle – puisqu’il est difficile de considérer que l’augmentation des prix de l’immobilier bénéficie au secteur du BTP, peu de nouveaux logements étant construits relativement aux besoins potentiels – ce phénomène aggrave même les difficultés de ceux qui y travaillent, dans cette économie réelle, depuis le travailleur saisonnier jusqu’au petit entrepreneur et sa dizaine ou centaine de salariés, sans oublier les professions libérales du secteur de la santé ou des soins à la personne.

Q. Pourquoi cela ?
Non seulement l’écart se creuse entre les travailleurs « pauvres » et les plus riches de façon relative, mais c’est vrai aussi dans l’absolu. Si l’on mélange en effet deux monnaies de qualité différente, le mélange résultant, comme avec deux huiles de qualité différente, va pénaliser ceux qui n’ont que leur travail, et leur épargne réduite, pour vivre. Leur pouvoir de vivre va donc être réduit, non seulement relativement aux riches, mais aussi dans l’absolu.
C’est ce que le mouvement des gilets jaunes, qu’il ait été ou non récupéré politiquement et perverti par la suite, voulait démontrer : il est de plus en plus difficile pour beaucoup d’entre eux de vivre dignement de leur travail.

Q. Que faudrait-il faire alors, pour éviter cela. Ne pas créer de monnaie supplémentaire ?
Les « politiciens » parlent presque tous de transparence, et vont même jusqu’à se gargariser avec ce mot en en faisant une promesse électorale. Commencer par la vérité des prix, et intégrer le vrai prix des logements, de l’ordre de 25% pour les locataires et pour les « primo-accédants » qui cherchent désespérément à devenir propriétaires, serait déjà un bon début, tout en indexant les salaires, au moins jusqu’à 3 ou 4 fois le SMIC, sur le véritable indice des prix.

Q. Et pour les propriétaires ?
L’augmentation des loyers ne les concerne pas, qu’ils soient salariés ou non. Pour les retraités, qui seraient propriétaires de leur logement, là encore l’inflation des loyers ne les concerne pas, il n’y a donc pas de raison d’indexer leurs retraites en tenant compte de l’influence des loyers, un indice hors loyers pourrait suffire.

Q. Vous voulez l’euthanasie des rentiers ?
Non, du moins pas celle de tous les rentiers, mais les rentiers propriétaires de leur logement n’ont pas les mêmes besoins d’indexation sur le prix des loyers que d’autres. Mais la réforme que j’envisage va bien plus loin.

Q. A savoir ?
C’est le principe même du « quantitative easing » qui est inacceptable, gager la monnaie sur une richesse future est une véritable folie, puisque la notion même de monnaie est un titre de créance sur n’importe quel individu d’un groupe, dès lors que cette créance correspond à un travail déjà réalisé et jugé utile.
C’est le travail qu’il faut relancer, et rémunérer à sa juste valeur, qui est fonction de l’utilité que chacun en retire, utilité manipulée par les faiseurs de mode et autres charlatans du marketing, et financée par des escrocs de la finance. Est-il normal que sur une paire de chaussures de sport « à la mode », des «Nike» par exemple, le coût du matériel et de la main d’œuvre ne représente que 20% de l’ensemble. Plus généralement, est-il normal que 45% du prix de n’importe quel objet manufacturé ne corresponde qu’à des frais financiers, des dépenses de marketing ou à des profits ?

Q. On peut être d’accord, mais que peut-on y faire ?
La société moderne vit essentiellement sur des manipulations et des mensonges, et sur un espoir que les puissants font miroiter auprès des plus crédules ou des plus désespérés. L’ascenseur républicain de la 3ème et 4ème république, aussi insuffisant soit-il, a été remplacé par un nouveau miroir aux alouettes suivant lequel tout le monde pourrait devenir riche et célèbre.
En fait il s’agit que le peuple perde tous ses repères, ou qu’on lui en propose d’autres, comme Hanna Arendt l’a bien montré pour le nazisme et le communisme. Le capitalisme actuel le fait, en portant au pinacle la réussite matérielle dans une société ayant oublié ses racines spirituelles, essentiellement judéo-chrétiennes, et l’islamisme aussi d'ailleurs, sous un autre registre, en proposant une religion archaïque basée sur la violence.

Q. Pouvez-vous préciser ?
Un bloggeur peut devenir milliardaire, une chanteuse devenir l’idole des foules, une vedette de la télé-réalité avoir une carrière fulgurante, un amuseur public devenir plus célèbre qu’un prix Nobel, une jeune suédoise devenir le nouveau Messie, un footballeur gagner plus qu’un capitaine d’industrie ayant des centaines de milliers de collaborateurs. Mais comparés à de telles « réussites », combien de jeunes sortent réellement de leur ghetto, social ou culturel. Mais cet espoir permet aux firmes sans scrupules de s’enrichir toujours plus sur le dos de ceux qui n’ont plus d’espérance spirituelle ni d’espoir matériel sinon que de s’assimiler à leurs nouvelles idoles.
Et ce n’est évidemment pas en déversant des tonnes de papier-monnaie ayant de moins en moins de valeur ou en inscrivant des sommes pharaoniques sur le compte de certains qu’on changera ce système. La monnaie, si elle est un voile, ne l’est pas au sens des économistes. La monnaie cache tout, mais dans un but bien précis, favoriser ceux qui en ont, ou qui sont proches de ceux qui la fabriquent. Ils sont, et demeureront si rien n’est fait, les maîtres du monde, d’un monde qui part en lambeaux, certes, mais qui est encore le nôtre.

Q. Aucun espoir alors ?
Si, bien au contraire, mais, pour cela, il faut revenir aux vraies valeurs, en permettant réellement au peuple, aux «gueux», de ne plus être assujettis aux GAFAM, aux médias, à ceux qui font l’opinion, ni aux marchés financiers et aux banquiers, complices ou profiteurs de cette héroïne monétaire que l’on déverse à seaux en cas de problèmes. Ces vraies valeurs, ce sont celles liées au travail, à la coopération entre les personnes, à la fraternité, pas à l’argent vite gagné, à la compétition sauvage, à la volonté d’écraser l’autre. Les valeurs qui ont fait l’Occident, en fait, et qui sont maintenant défendues, dans un tout autre contexte, par certains pays d’Asie.

Q. Concrètement, que faudrait-il faire ?
Commencer par diffuser, par ‘semer’, la nécessité de dire non à l’esbrouffe, au superflu, à la communication à outrance, aux salaires mirobolants d’une poignée de dirigeants, de vedettes, de journalistes, d’experts en toute sorte.
Du temps d’Henri Ford, la différence de rémunération entre l’employé à la chaîne et le patron était au maximum de 20, elle peut maintenant atteindre, entre le Smicard et le PDG d’une firme du Nasdaq ou du Cac 40 un coefficient de 100 à 500, et on retrouve les mêmes excès dans le football professionnel, entre un Ronaldo ou un joueur de Ligue 2. Limiter, à l’intérieur d’une même organisation, la différence entre la plus haute rémunération et la plus basse à un coefficient 30, soit 40 000 euros mensuels pour un PDG contre 1300 euros pour un smicard me semblerait être correct.

Q. Mais la redistribution par les impôts existe déjà, non ?
En fait, je propose là aussi une solution radicale : je suis, en ce qui concerne la fiscalité sur le revenu, pour des impôts proportionnels, que certains appellent flat tax, pour trois raisons :
  • Permettre une transparence totale
  • Eviter la fraude ou la recherche d’optimisation et autres niches fiscales
  • Faire comprendre à chaque citoyen que son travail contribue à la richesse générale
Sur ce point, je vais d’ailleurs moins loin que le grand économiste Maurice Allais, qui était pour la suppression totale de l’impôt sur le revenu, qui ne représente d’ailleurs que 75 milliards environ, de l’ordre de 25% des recettes fiscales de l’Etat, et à peine 6% des dépenses publiques. Un impôt proportionnel, une « flat tax », de 3 à 4% sur tout revenu suffirait pour financer ces 75 milliards.

Q. Votre conclusion ?
Si on ne s’attaque pas au modèle actuel, en redonnant le véritable pouvoir au peuple, qu’il faut déformater de 50 ans, voire davantage, de manipulations de toutes sortes et de « vérités contradictoires » et déstabilisantes, comme dans l’exemple de la pandémie actuelle, en facilitant le débat, les débats, le « nouveau monde » sera pire que l’ancien, en fait celui des 60 dernières années.
Non le déluge actuel de monnaie déversé si complaisamment par les banques centrales n’est pas une bonne chose, puisque si rien d’autre ne change, cela ne peut que nous amener plus sûrement encore à une catastrophe dans laquelle les plus faibles, une fois encore, seront les plus grandes victimes. Changer de modèle, faire en sorte que le travail, et non l’argent, soit rémunéré, redonner à chacun l’envie et la dignité de s’en sortir par son propre labeur, voilà ce qu’il convient de faire.

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