Du rôle économique de l’Etat : quel est-il et existe-t-il encore en France?

Par Bruno Lemaire, essayiste et économiste

Au moment même où la France est en proie à des problèmes financiers et budgétaires considérables, du niveau de ce qu’elle a connu en 1945, il est peut être temps de s’interroger sur le rôle de l’Etat, sur ce que l’Etat peut faire, doit faire, ne doit pas faire, et ne peut plus faire.

Indépendamment de toute prise de position politique ou idéologique, le seul point sur lequel tout un chacun serait sans doute d’accord est un rôle régalien minimal. L’Etat doit assurer la sécurité de ses citoyens, et, pour cela, fournir des services efficaces pour la police, la justice, à l’intérieur de ses frontières, et pour son armée pour défendre les dites frontières.

Que la France remplisse bien ou non sa mission dans ces trois domaines n’est pas l’objet de ce billet. C’est en tout cas la première, et certains diraient la seule, justification des impôts. Tout citoyen doit être protégé par la police, la justice et l’armée de son pays, c’est pour cela qu’il accepte de payer des impôts, c’est vrai pour la France comme cela devrait être vrai pour tout pays cherchant à protéger ses ressortissants.

Dans le cas de la France, si l’on regarde les budgets affectés aux trois ministères qui traitent de ces domaines, justice, police et armée, on aurait ainsi un budget de l’ordre de 90 milliards d’euros. En y ajoutant 20 milliards pour les pensions des fonctionnaires retraités, plus 10% de frais généraux, de coordination entre les ministères, on arriverait ainsi à des dépenses publiques ‘obligatoires’  de 120 à 125 milliards.

Quand on sait que le budget de l’Etat va avoisiner 450 milliards, pour seulement 300 milliards couverts par les impôts, taxes et autres prélèvements, on est donc bien loin du compte.

Certes, ce faisant, ne conserver dans les missions de l’Etat que trois ministères, ce serait aller encore plus loin que le président actuel de l’Argentine, qui n’a conservé qu’une dizaine de ministères, à comparer à la quarantaine du gouvernement actuel de Michel Barnier pour la France.

De fait, le schéma précédent n’a pour but que de préciser qu’en dehors du rôle nécessaire de tout état voulant assurer la tranquillité minimale à ses concitoyens, tout le reste devient politique, et donc discutable. Toute dépense non liée à la sécurité, intérieure et extérieure, de ses concitoyens correspond à une vision politique qu’il faut donc préciser lors de chaque changement de gouvernement, ou de changement de président.

Dans un pays qui serait à 100% libéral, le rôle de l’Etat s’arrêterait là. Dans un pays 100% « socialiste », l’Etat devrait s’occuper de tout, et toute production devrait être administrée par l’Etat.

Mais regardons maintenant de plus près la situation actuelle de la France, et plus précisément le rôle que voudrait jouer, ou pourrait jouer, l’Etat français. Et, pour cela, il faut mettre fin à certaines illusions voire fantasmes.

Il y a une cinquantaine d’années, à mes débuts d’enseignant à HEC, on utilisait parfois l’expression « ce qui est bon pour General Motors est bon pour les USA » pour tenter d’illustrer le fait que la puissance d’un pays reposait sur la puissance de ses entreprises. De nos jours, on pourrait sans dire « ce qui est bon pour Apple est bon pour les USA » mais, ce faisant, on ferait une erreur de perspective aux conséquences tragiques.

Dans  le contexte d’une mondialisation effrénée, qui ne concerne pas que l’Occident mais qui est parfois géré différemment par le reste du monde, la notion d’entreprise patriote a perdu de plus en plus de sens.

Si Sanofi, dirigé par un proche du pouvoir exécutif, décide de vendre sa branche Doliprane aux USA, ce n’est évidemment pas de faire appel à une éventuelle fibre patriotique de son dirigeant qui l’en empêchera. Même argument pour Alstom ou pour toute grande entreprise multinationale, qu’elle ait ou non été créée par un français.

Les seules grandes entreprises encore sous la main de l’Etat sont les banques et , duune certaine façon, les entreprises énergétiques, nous y reviendrons.

Qu’on le déplore ou non, ce qui intéresse de prime abord un dirigeant d’entreprise, et ce d’autant plus qu’elle est puissante et qu’elle opère dans plusieurs pays, voire plusieurs continents, est sa rentabilité, donc son efficacité économique. Il en va évidemment tout à fait autrement pour le dirigeant d’une Pme dont la zone de chalandise est locale, voire régionale, mais qui n’est pas concerné par l’exportation de ses biens ou services. Lui est concerné par le coût du travail et donc par la fiscalité qui lui est appliquée, et éventuellement par la concurrence, locale mais surtout internationale si sa production est confrontée à une concurrence déloyale.

C’est peut être au niveau de cette concurrence internationale que l’Etat pourrait avoir un rôle économique, c’est peut être cela qui était sous-jacent à la charte de la Havane de 1948, qui n’a jamais été réellement appliquée, hélas, en particulier quand l’OMC a été créé. Résumé, en quelques mots, l’esprit de la charte de la Havane était de veiller à ce qu’aucun pays ne devienne (trop) prédateur, et qu’aucun pays ne devienne (trop) dominé.

Dit autrement, un pays trop exportateur était malsain pour l’équilibre géopolitique  de la planète, et même chose pour un pays trop importateur. En d’autres termes, si l’esprit de la Charte de la Havane avait été respecté au cours des 20 dernières années, l’Allemagne n’aurait pas eu en moyenne entre 150 et 200 milliards d’excédents commerciaux, et le France n’aurait pas eu en moyenne 60 milliards de déficit commercial, sans même parler des 160 milliards de déficit en 2023.

Pour continuer sur l’exemple de la France, nous nous devons de parler aussi du rôle joué par les institutions européennes, même si nous ne parlons ici que de son rôle économique. Laissons en effet de côté le fait que les missions régaliennes de la France, police et surtout justice, sont déjà fortement contraintes par les diverses réglementations ou cours « de justice » européennes, qui nous disent, par exemple, qui est censé pouvoir devenir citoyen français et comment il faudrait traiter les non-encore citoyens.

En ce qui concerne l’économie, en fait, la commission européenne et ses divers comités régentent fortement ce qu’ont droit de faire, et ce que n’ont pas le droit de faire, les différents agents économiques cherchant à travailler et à produire en France. Sous une avalanche de normes, allant de la taille d’un bidet à la façon de produire telle ou telle céréale ou de greffer telle ou telle variété de fruit, l’U.E. a aussi son mot à dire sur ce qu’il convient de faire en matière énergétique.

Malgré ces contraintes, nos dirigeants tentent de nous faire croire que l’économie française est libérale, et que s’opposer aux diktats de l’U.E. en général, et plus encore de l’Union Monétaire, c’est-à-dire de la zone euro et de la BCE serait plus que mal venue, mais même obscène.

Le bon sens paysan, qui n’a pas encore complétement disparu de la France profonde, bien heureusement, nous dit bien autre chose. Il nous dit que nous vivons dans un monde empli de contradictions, et que croire tout à la fois à la toute-puissance des marchés, économiques et financiers, et à la liberté économique alors que nous évoluons sous un tissu de normes plus ou moins déraisonnables avec pour seul objectif apparent de plaire aux écologistes qui promeuvent la rusticité et la mode végane est à la fois contradictoire et plus grave encore mortifère.

Les seuls domaines dans lesquels l’Etat pourrait faire à peu près ce qu’il souhaite, en dehors de l’Education qu’il maltraite, même si on peut s’interroger sur la véritable utilité de sa prééminence dans l’éducation de notre jeunesse concerne les politiques fiscales et budgétaires, domaines dans lesquels il se montre spécialement mauvais, comme le contexte actuel le démontre clairement.

Un autre domaine économique dans lequel la France a tout abandonné auprès de l’U.E. concerne la gestion de sa monnaie, même si nous allons montrer un peu plus loin qu’elle pourrait faire autrement, tout en restant, au moins provisoirement, à l’intérieur de la zone euro.

De fait, entre le 29 février 2020 et le 31 mai 2022, soit en 27 mois, le bilan de la Banque de France est passé de 1142.6 milliards à 2030.1 milliards, soit une augmentation de 887.5 milliards, tandis que les réserves bancaires augmentaient de 741.6 milliards et les créances sur le Trésor de 311 milliards. Voilà comment les articles interdisant le financement des dettes de l’Etat par la banque centrales ont été tournés, il est vrai avec la bienveillance de la BCE et de la commission européenne.

Qu’en déduire alors, que l’on peut tout faire, et que les déficits et la dette ne comptent pas. Pas du  tout, il est évident que la France vit au-dessus de ses moyens, qu’elle ne produit pas assez, que l’Etat dépense trop et, vu l’état des services publics, à la fois trop et mal, et que, pour pouvoir survivre, beaucoup de français achètent des marchandises de mauvaise qualité, souvent importée, ce qui explique en bonne partie nos déséquilibres commerciaux successifs

En fait,  nous avons plutôt la preuve que la création monétaire himalayenne de la Banque de France peut être renouvelée, mais cette fois ci pour des motifs plus louables. Si on a pu le faire pendant les deux ans de la pseudo-pandémie du Covid, qui n’a profité qu’aux marchés financiers, aux banques et sans doute surtout aux grands laboratoires pharmaceutiques, on peut aussi le faire pour mieux gérer la dette publique actuelle. Cela ne la diminuera pas, mais cela la rendra moins pénible à supporter.

Le principe est simple, comme tout ce qui touche à la monnaie lorsque l’on veut bien s’en donner la peine. Il semble qu’environ la moitié de la dette publique de la France soit détenue par l’étranger, ou, en termes plus choisis, par des organismes non-résidents. Cela représente donc environ 1600 milliards d’euros au moment où ces lignes sont écrites.

Pourquoi ne pas proposer alors qu’il y ait une émission d’OAT à long terme, disons d’une maturité de 20 ans : novembre 2044, de 1600 milliards, à un taux  compris entre 0% (l’idéal) ou le taux d’inflation, qui ne soit souscrite que par les 4 SVT (Spécialistes en Valeurs du Trésor) au premier rang desquels la BNP-PARIBAS, plus grosse banque française au bilan de plus de 50% supérieur au bilan de la Banque de France?

Ces SVT, comme pendant le Covid, auraient alors l’assurance que ces OAT seraient rachetés quasi immédiatement par la Banque de France, où ces dettes du Trésor finiraient donc à son passif, pendant que les réserves bancaires augmenteraient du même montant. Dit autrement, les dettes auraient été ‘monétisées’ par une création monétaire de monnaie centrale, mais n’aurait concerné que des organisations résidentes, des organisations françaises.

La pression des marchés financiers en serait diminuée d’autant même s’il est évident que ces mêmes marchés ne verraient pas d’un très bon œil une telle opération. La possibilité d’emprunt ‘étranger’ de la France en serait évidemment affectée, mais les taux de remboursement des dettes actuelles en seraient fortement diminués.

Une telle mesure n’aurait évidemment de sens qu’à deux conditions. La première serait d’interdire tout nouveau déficit du budget public financé par l'étranger, au moins pendant le temps que la situation économique se stabilise, au moins donc  jusqu’à la fin du quinquennat. Charles Gave a d’ailleurs écrit que la Constitution devrait interdire tout budget voté en déséquilibre, ce qui est d’ailleurs le cas pour les collectivités territoriales.

La deuxième condition serait que la BCE, en fait l’Allemagne, permette une telle entorse aux traités actuels. Mais l’Allemagne sait bien que si elle s’y opposait, ce serait la fin de la zone euro, fin qui est d’ailleurs envisagée par un certain nombre d’économistes, Jacques Sapir depuis 2015, et Marc Touati depuis quelques jours, sans parler d’experts comme Olivier Delamarche, Bernard Monot ou Charles Sannat ou Philippe Bechade.

Or l’Allemagne sait bien que c’est son économie qui a profité le plus de la création de l’euro, bien plus que la France. Avant les évènements des dernières années, l’explosition du Nord Stream, l’économie allemande était triomphante, et la « vraie » valeur relative de l’euro aurait dû être bien plus élevée vis-à-vis du dollar, contrairement à la « vraie » valeur de l’euro ‘français’. Il en va sans doute différemment actuellement.

En résumé, le rôle économique de l’Etat est certes sous contrainte, et minimisé par la toute puissance apparente ou réelle des marchés, des grandes entreprises multinationales et, d’une certaine façon, par notre appartenance à l’U.E.. Mais les banques, aussi importantes soient elles, sont encore sous la férule de l’Etat, directement ou par le biais de la Banque de France.

Si la France veut reprendre en partie la main, elle le peut. Faut il encore qu’elle s’en donne les moyens, par des mesures drastiques budgétaires lui interdisant tout déficit budgétaire et sûrement pas en augmentant les impôts, et en reprenant la main sur sa monnaie.

Pour son déficit budgétaire, le ‘petit’ Portugal l’a réduit à zéro, alors pourquoi pas la France. Il suffirait de sortir du marché de l’Energie, 50 milliards d’économie, de supprimer certaines subventions à des associations anti-France, 10 milliards d’économie, de supprimer toute allocation à des non citoyens, 20 milliards d’économie, de supprimer la Fraude sociale, encore 30 milliards d’économie : Nous en sommes déjà à 110 milliards. Et laisser les entreprises françaises travailler librement aurait sûrement un effet positif sur la production « made in France », ce qui réduirait par là m^me les importations en augmentant aussi les exportations.

La France, ou plus exactement l’Etat français, a donc encore un rôle économique à jouer, encore faut-il qu’il traite les vraies questions qui dépendent de lui, et qu’il ne s’attaque pas à des domaines qu’il devrait laisser entièrement libres.

Protecteur vis-à-vis des menaces venues de l’étranger, et parfois de l’intérieur, libéral autrement, voilà ce que pourrit être une vraie doctrine, libérale et conservatrice.

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